Lucien réfléchit…

Juin 2021, « Lucien réfléchit… » – Anaël Honigmann, responsable de la formation

Ce matin, dans une classe de CM1 de Noisy-le-Sec, j’anime une séance avec l’enseignante, afin de lancer un travail au long cours sur la laïcité. La méthode ? “Nous allons vous proposer 6 phrases, et pour chaque phrase, nous allons nous demander s’il s’agit de quelque chose qu’il est possible de savoir ou s’il s’agit de quelque chose qu’il est possible de croire. Le but n’est pas de trouver la bonne réponse pour chaque phrase. Le but, c’est d’expliquer pourquoi on a choisi savoir ou croire, d’écouter les idées des camarades, de réagir à ce qu’ils dissent ; de dire si on est d’accord ou pas d’accord ; bref, de réfléchir ensemble aux sens de ces deux mots. Moi, je vais noter toutes vos explications, et ça nous donnera des définitions.

1ère phrase : “Maintenant, il y a un dictionnaire dans la salle”. Chaque élève réfléchit de son côté ; certains pensent le crayon à la main, d’autres non. L’enseignante interpelle un élève : “Tu fais un geste du menton, pourquoi ? Tu veux dire quoi ?” – “Ben, je sais qu’il y a un dictionnaire, je te le montre, il est là ! On le voit tous !” L’enseignante est fière : “Tu as très bien expliqué”.  

Suit la 2e phrase : “Maintenant dans la classe d’à côté, celle de Mme Nicolet, il y a un dictionnaire”. Discussion animée. Du côté du savoir, on écrit : “aller vérifier” ; du côté du croire “il y a plusieurs avis”, “tout le monde n’est pas d’accord”. Mais Harouna ajoute : “Moi je le sais parce que tu l’as dit”. Anthea conteste, de manière véhémente : “Mais si elle te dit : ‘Je vais ouvrir la fenêtre et m’envoler’ ? C’est n’importe quoi.”

Shayna rebondit et propose de demander à quelqu’un de l’autre classe, “comme ça, là, on saurait”. Mais Mahdi lui répond : “Ben non, pas forcément. Ça dépend si tu lui fais confiance. Si tu lui fais confiance, tu crois qu’il dit vrai. Si c’est quelqu’un qui dit toujours n’importe quoi, tu le crois pas.

Ou s’il fait des blagues.

– Oui mais là y a pas de raisons de mentir, donc tu pourrais le croire”.

Voilà de quoi nourrir la carte mentale qui se dessine au tableau : du côté de “croire”, on ajoute “faire confiance à quelqu’un -> croire / ne pas faire confiance à quelqu’un -> ne pas croire”.

Il faudrait voir avec le congélateur de mon copain

Nous passons à la 3e phrase :“L’eau gèle en-dessous de zéro degré”.

Du côté du “savoir”, s’ajoutent les mots “vérifier”, “tester”, “expérience”. Les élèves vont plus loin : ils imaginent un enfant qui a toujours vécu dans un endroit où il ne neige jamais et qui n’a pas de congélateur. Il peut croire que l’eau gèle, parce que quelqu’un le lui a appris, et il pourra le savoir en faisant l’expérience, à l’école, ou en voyageant dans un autre pays, ou encore si un copain a un congélateur ! Du côté du croire, j’écris donc : “apprendre, mais ne pas pouvoir faire l’expérience” avec une flèche qui pointe vers “expérience” du côté du “savoir”.

4e phrase : “En -52, les Romains ont gagné la guerre contre les Gaulois.

Avant même de prendre le temps de réfléchir, un bruit de fond s’élève : “Ben on ne sait pas , on y était pas.” Sara, qui jusqu’ici avait peu parlé, semble beaucoup s’intéresser à cette nouvelle phrase. “Mais si, on sait. Y a des traces, des armes, des squelettes, c’est au musée, et y a des architectes qui fouillent le sol.” Carmen saute sur l’occasion de l’interrompre : “C’est pas des architectes, c’est des archéologues”. Mais Sara ne se laisse pas décontenancer : “Ben oui, tu vois, les archéologues, ils l’ont prouvé.” La discussion se densifie :

– “Oui, et Jules César, il a écrit un livre pour dire qu’il a gagné.

– Oui, ben il aurait pu mentir et juste dire qu’il a gagné alors qu’en fait il a perdu.”

J’interviens : “C’est possible, ça. Alors si on avait comme trace uniquement le livre de Jules César, est-ce qu’on le saurait ?

– “Nooooonnnn ! unanime des élèves.

Il faudrait un livre des Gaulois aussi.

Nécessairement d’un Gaulois ? je demande.

– Ben ce serait bien, mais il faut que quelqu’un l’ait vu, quoi.

– Oui, comment cela s’appelle ?”

Les élèves cherchent… sans succès. Je relance :

– “Par exemple, lors d’un procès, le juge cherche à savoir ce qu’il s’est passé, alors pour savoir, il interroge des…. ?

– Des témoins !

– Un seul, ça suffit ?

– Non plusieurs !

– Et à la fin, il sait toujours ce qu’il s’est passé ?

– Ben non… ça dépend, si y a pas de témoins et pas de preuves…”

Je rebondis : “C’est pareil pour les chercheurs : les historiens et les archéologues cherchent des traces, des témoignages : s’ils en trouvent,  on peut savoir des choses, et parfois, non.”

5e phrase : “Mme Nicolet et Mme Franck s’entendent bien”.

Plutôt croire ou savoir ?  Beaucoup de rires et de “Ben oui, elles sont tout le temps ensemble !”, “Oui, mais savoir ou croire ?”, “Ben savoir !”. Mais Ambre dit : “Mais tu sais pas, tu vois pas dans son cœur, tu peux croire, tu peux pas voir un sentiment.”

Et l’origine de l’univers ?

6e phrase : “C’est la même question que d’habitude, ce n’est pas : « vrai ou faux ? », mais « est-ce possible de le savoir ou de le croire ? ». “Il y a un dieu qui a créé l’univers.”

Brouhaha dans la classe. “Ben oui, sinon on serait pas là”, “C’est pas Dieu, personne l’a jamais vu”… Nous les faisons revenir à la question : savoir ou croire ? Fanta prend la parole :

– “On n’est pas d’accord. Abdel il dit que c’est savoir, parce que c’est sûr qu’il y a un dieu, sinon l’univers existerait pas. Mais moi je dis que y a des gens, ils disent que c’est le hasard.

– Ah d’accord, mais donc toi tu dis que c’est croire ou savoir ?

– Ben croire, parce que chacun a le droit de croire des choses différentes, de croire en Dieu ou de croire au hasard, mais moi, j’y crois pas, je crois qu’il y a un dieu.

– D’accord… Donc tu dis qu’il y a des personnes qui croient qu’un dieu a créé l’univers. Par exemple, comment s’appellent les personnes qui croient cela ?

Les réponses fusent : les musulmans, les chrétiens, les juifs… Je poursuis : “D’autres croient que l’univers existe par hasard, et il y a des personnes qui croient autre chose encore ?

– Il y en a qui sont polythéistes !

– OK, ça veut dire quoi ?

– Ils croient en plusieurs dieux…

– OK, donc peut-être que certains croient que plusieurs dieux ont créé l’univers.”

Et Lucien de rebondir :

– “Mais ça existe pas les dieux !

– Tu veux dire qu’on peut savoir que les dieux n’existent pas ?

– Ben oui.

– D’accord, comment on fait pour le savoir ? Si on regarde ce qu’on a noté du côté de savoir, il y a, par exemple, faire une expérience. On pourrait faire une expérience qui montre que les dieux n’existent pas ?”

Lucien cherche : “Tu vas dans le ciel et tu regardes s’il y a dieu”. Certains rigolent, d’autres sont très concentrés… L’enseignante poursuit le raisonnement : “Mais, les personnes qui croient qu’il y a un dieu, elles pensent toutes qu’on peut le voir dans ciel ?” Réponses dans la classe : “Ben non, dans ma religion, Dieu il est invisible…”

Lucien réfléchit…

Je propose de conclure : “Hé bien : il y a des personnes qui croient des choses différentes au sujet de la question : pourquoi l’univers existe ? est-ce qu’un dieu l’a voulu ? ou plusieurs ? est-ce que c’est par hasard ? On ne peut pas vérifier, on ne peut pas le savoir, donc chacun croit des choses différentes et a le droit de croire ce qu’il croit, comme l’a dit Fanta.”

De quoi nourrir la poursuite de la réflexion lors des séances suivantes avec l’enseignante, et d’ouvrir sur la laïcité !